« La fenêtre était là » de Sarah Leturmy- atelier d’écriture camp des milles (2013-2014 ; 1ère S4)-avril 2014

« La fenêtre était là » de Sarah Leturmy- atelier d'écriture camp des (...)

La fenêtre était là, devant. Sauter. Etre libre. Ne plus sentir le froid, la faim. Le froid qui nous mord au plus profond de nous même, qui nous empêche de bouger. Quoi qu’il en soit personne n’a envie de bouger. Et la faim qui nous tord l’estomac, qui fait mal au début et puis qu’on ne sent plus. On s’habitue à tout. Ne plus avaler la poussière. Cette poussière qui s’infiltre dans le nez, dans la gorge, et qui se retrouve dans tout le corps. Ne plus penser à la déportation, à Auschwitz, à tous ces camps de la mort. Ne plus vivre. Ce serait toujours mieux que de vivre ici. D’ailleurs on ne vit pas, ici. On survit. La douleur physique nous envahit, des pieds à la tête. On n’est plus que douleur. Les nuits trop longues sur les paillasses au sol, les jours trop longs passés dans le noir et l’angoisse. Le rez-de-chaussée qui fait l’effet de catacombes, lieu de mort où nous passons un bout de notre vie. De toute façon nous allons tous mourir. Ici ou dans les chambres à gaz. Alors autant que ce soit maintenant, par cette fenêtre. Plusieurs internés l’ont déjà fait. J’en suis capable aussi. Le noir de la mort sera toujours plus lumineux que le noir des catacombes. Et puis aussi en finir avec la douleur morale. Rester sans cesse dans l’angoisse, habité par la peur, se demandant si on reverra le jour se lever ou si ce jour est le dernier. Je m’avance vers la fenêtre. Personne ne fait attention à moi. Je n’ai qu’à sauter pour être libre. J’aurais voulu le faire plus tôt, mais je n’avais pas assez de courage. Maintenant ce n’est plus de courage dont j’ai besoin. C’est de folie. Le courage nous a tous abandonnés. Des corps vides. Voilà ce que nous sommes. On ne ressent rien, plus aucune émotion excepté la peur et l’angoisse. Il aurait mieux valu ne plus rien ressentir du tout. Mes mains se posent sur l’encadrement de la fenêtre. Tout à coup, sans prévenir, une pensée traverse mon esprit fatigué. Ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, de penser. Je tentai de repousser l’image mais elle s’imposa à moi. C’était celle de ma sœur. Perdue. Je l’avais perdue. Elle avait été envoyée dans un autre camp. On n’avait aucune chance de se retrouver étant donné que j’allais mourir dans quelques secondes. Effacer l’image de ma sœur. Me vider la tête, ce qui ne serait pas difficile. Prendre mon élan. Pousser avec mes pieds sur le rebord de la fenêtre. Je ne crierai pas. Le cri traduit une émotion. Or, je n’en ai aucune. Je me suis habituée au silence du camp, alors je partirai en silence. Je recule de quelques pas. Le peu d’énergie qu’il me reste va me servir maintenant. Je cours le plus vite possible, j’espère que ce sera suffisant. Mes pieds nus et sales se posent sur l’encadrement de la fenêtre. Mes bras décharnés s’agrippent au mur. Je m’envole. Soudain une horrible sensation m’envahit. J’ai peur de ne pas y arriver. Retourner dans la poussière. Dans l’obscurité. Retrouver les internés, leurs corps maigres entassés les uns sur les autres. Les paillasses qui se chevauchent à cause du manque de place. L’odeur, l’odeur d’abord insoutenable et à laquelle on s’habitue. Comme avant mais avec en plus de multiples fractures dues à mon suicide raté. Je pense à tout ça. Je dois mourir, je dois y arriver. Ma tête heurte le sol la première. Puis le reste de mon corps. Je sens que je pars. J’ai réussi. J’ai échappé à la chambre à gaz. C’est fini. Fini.