La mémoire retrouvée de la 2ème rafle du Vieux Port (24 janvier 1943)

La mémoire retrouvée de la 2ème rafle du Vieux Port (24 janvier 1943)

Avez-vous déjà entendu parler de l’opération Sultan ?


Une opération de l’armée française au Moyen Orient ? Une grande vente de tapis persans ? Non, non.

L’opération Sultan est le nom donné par les nazis à une opération de grande envergure, décidée par Hitler lui-même en janvier 1943, pour « épurer la porcherie marseillaise » et préparer une défense stratégique de l’entrée du port de Marseille. En effet, depuis la fin 1942, l’Afrique du Nord française s’est ralliée à De Gaulle et les Allemands craignent un débarquement allié en Provence.

Plusieurs objectifs concrets de la rafle : arrêter et déporter les habitants juifs ou étrangers, puis raser les ruelles tortueuses et reconstruire un quartier moderne avec de grandes avenues faciles à contrôler.

Une ruse : amadouer les habitants, en utilisant la police de Vichy et de la gendarmerie française, et leur promettre un retour rapide à la maison.
Deux étapes : alors que les deux premières journées et nuits du 22 et 23 janvier 1943, ciblaient les populations juives du Vieux Port, la deuxième rafle du 24 janvier délogea les populations étrangères (italiennes, arméniennes, africaines) que leur pauvreté faisait facilement passer pour une « racaille » métissée, dégénérée et rebelle.

La 2ème plus importante rafle en France et le cœur historique de Marseille dynamité.


Le résultat : entre le 22 et 24 janvier 1943 s’est déroulé la deuxième plus grande rafle de population civile en France pendant la Seconde Guerre mondiale (après la rafle du Vel d’Hiv à Paris en juillet 1942) provoquant l’arrestation de plus de 20 000 Marseillais, la déportation de plus de 2000 d’entre eux en camps de travail en Allemagne ou en camps d’extermination en Pologne.

La majorité des Marseillais, familles françaises ou italiennes et arméniennes, femmes, enfants et vieillards, furent transportés dans des wagons à bestiaux au camp de Fréjus. Après criblage (tri) allemand, certains furent déportés en Pologne et en Allemagne.


Antoine Mignemi (83 ans aujourd’hui) avait 5 ans lorsqu’il a été délogé à 6 heures du matin et déporté avec toute sa famille au camp de transit de Fréjus. Il nous raconte son expérience.


Ecoutez l’enregistrement de son témoignage

A ce premier traumatisme, s’ajoute celui du retour à Marseille deux semaines plus tard : dès le début février 1943, et pendant 20 jours, les militaires allemands dynamitent le quartier Saint Jean. Du port jusqu’à la rue Caisserie. Immeuble par immeuble, d’énormes détonations s’entendent dans toute la ville. Elles soulèvent une fumée jaunâtre et acre qui se répand dans le centre-ville, tandis que la cloche de Notre Dame-de-la-Garde vibre à chaque explosion, faisant écouter ce que certains baptiseront le « glas des pierres » .

Plus de 1500 immeubles seront ainsi détruits, et avec eux une partie du coeur historique de la vieille ville grecque transformé en immense champ de ruines. Ce trou béant dans le centre-ville ne sera comblé qu’en 1947, où débute la reconstruction d’immeubles modernes conçus selon un plan d’urbanisme mis au point dès 1942 .

Mais Antoine Mignemi et sa famille n’y seront pas relogés, pas plus que les 12 000 autres délogés le 24 janvier 1943. Après guerre, n’étant pas encore Français, ils auront beaucoup de difficultés à obtenir un dédommagement pour la perte de leur appartement et de la boutique de coiffeur de son père sur le Vieux Port.


Un trou dans la mémoire marseillaise enfin comblé

Pourquoi cette 2ème rafle a-t-elle été aussi longtemps oubliée ? Pourquoi a-t-il fallu attendre l’année 2019 pour que les souffrances des habitants délogés, déportés, et pour certains assassinés, soient reconnues comme un crime contre l’humanité ?


Plusieurs raisons à cet oubli, abordées dans l’article du Magazine M du Monde du 24 avril 2021. C’est aussi la raison de la plainte pour crime contre l’humanité déposée par Maître Luongo en 2019 avec l’association des victimes et familles de victimes.
En résumé, les habitants du quartier Saint Jean étaient pauvres et souvent étrangers. Quand ils ont eu la chance de revenir vivants à Marseille, ils étaient affamés, couverts de parasites, spoliés de tous biens et de toute dignité. Présentés comme une pègre à éradiquer par toute la presse locale aux ordres de Vichy, ils ne reçurent pas la sympathie du reste de la population marseillaise. Les rescapés se sont relogés loin du centre-ville, ou ont préféré quitter Marseille. Occupés à reconstruire leur vie, éparpillés, ils n’ont pas cherché à se revoir pendant plusieurs décennies. Pendant longtemps, ils ne purent, ni ne voulurent parler de ce traumatisme, comme beaucoup de victimes de guerre et de déportation.

Après guerre, le statut de déporté a été réservé à ceux et celles transférés de force en Allemagne ou en Pologne. Or ils n’avaient été « déportés qu’à Fréjus ». D’autre part, nombre d’entre eux, confient avec humilité, qu’ils ne se sentaient pas légitimes en comparaison avec les familles marseillaises juives déportées au camp de la mort de Sobibor, où il n’y aura aucun survivant. Ainsi, ceux de la 2ème rafle, déportés en France, revenus en majorité vivants, seront longtemps ignorés des commémorations officielles. Dans le quartier Saint Jean aujourd’hui, la place baptisée Place du 22-23 janvier-1943 oublie encore le calvaire des raflés du 24 janvier.
De plus, pour jeter un peu plus de confusion dans la mémoire locale, le dynamitage du quartier Saint-Jean par les Allemands a souvent été confondu avec les conséquences dramatiques du bombardement américain qui détruisit une partie du centre-ville de Marseille le 27 mai 1944 (faisant plus 1700 victimes civiles).
Enfin, la destruction de quartier est entachée d’un soupçon honteux : si elle a bien été décidée et déclenchée par les nazis, elle servira après guerre, les intérêts de promoteurs immobiliers, satisfaits de ces expropriations à peu de frais.

Depuis mai 2019, la reconnaissance officielle de ce crime contre l’humanité a été prononcée par le tribunal spécial de Paris. Les victimes de la 2ème rafle ou leurs descendants peuvent aujourd’hui participer officiellement aux commémorations, graver cet événement dans le marbre d’une plaque dans le Panier, mais aussi demander justice pour ces crimes de la collaboration française et du nazisme, devenus ainsi imprescriptibles.

Enfin, comme Antoine Mignemi et Maître Pascal Luongo au lycée Thiers, ils transmettent avec émotion cette mémoire aux jeunes générations de Marseillais.

Laurence Causse,
Professeure d’histoire te géographie